TEXTS

NEUKÖLN « HEROES »

EN/ 
Neuköln « Heroes » can be conceived as a journey through time, in which David Bowie would be the main driver.
 
In the mid seventies, David Bowie, tired of the tumultuous life of Los Angeles, finds Berlin – as a
destination where he could be anonymous – especially attractive. The books of Christopher Isherwood, Mr Norris changes trains in particular, which describe the decadent Berlin of the thirties, is stimulating for him.
In 1977 the album « Heroes », made entirely in Berlin, is released. One of the instrumental pieces of the B-side, Neuköln, restores strongly a sense of hardness and sadness that Bowie felt in relation with residents of this popular area where, as he said later, « Turks are shackled in bad conditions ».
 
Thirty five years later, Hannah Darabi and Benoit Grimbert photographed this area. A contemporary counterpoint to Neuköln of « Heroes », these photographs evoke both the present time, and the time that goes by, or on the contrary stands still. It is primarily a « cataract of times » that confronts us in this book which, by going through texts such as Siegfried Kracauer’s Employees or Franz Hessel’s Walks through Berlin, or even film stills from People on Sunday (Robert Siodmak), also echoes Berlin 30s’ Isherwood.
 
FR/ 
Neuköln « Heroes » peut être conçu comme un voyage dans le temps, dont David Bowie serait
le principal conducteur.
 
Au milieu des années soixante dix, David Bowie est las de la vie tumultueuse de Los Angeles, et l’anonyme Berlin lui apparaît alors comme une destination des plus attirantes.
Sa lecture des livres de Christopher Isherwood, Mr Norris changes trains notamment, qui décrit le Berlin décadent des années trente, le stimule particulièrement.
En 1977 sortira l’album « Heroes », entièrement réalisé à Berlin. L’un des morceaux instrumentaux de la face B, Neuköln, restitue avec intensité le sentiment de dureté et de tristesse que Bowie a ressenti au contact des habitants de ce quartier populaire où, comme il le dira plus tard, les « Turcs sont réduits à une considération misérable. »
 
Trente cinq ans plus tard, Hannah Darabi et Benoit Grimbert ont photographié ce quartier. Contrepoint contemporain au Neuköln de « Heroes », ces photographies parlent à la fois du moment présent, et du temps qui passe, ou au contraire ne passe pas. Car c’est avant tout à un « télescopage des temps » que nous confronte ce livre qui, par le détour de textes de Siegfried Kracauer (Les Employés), ou Franz Hessel (Promenades dans Berlin), ou encore de photogrammes du film Les hommes le dimanche (Robert Siodmak), fait également écho au Berlin des années 30 d’Isherwood.
 

PRESQU’ILE

 
During the Normandy Campaign in 1944, the city of Caen, particularly its port – was destroyed by concentrated bombing. Fourteen years after the battle, the Port of Caen’s reconstruction was finally complete. The 300ha of the Presqu’île (Peninsula) of Caen is located between the city centre and the sea, and is mainly occupied by industrial structures among which some industrial monuments, and the port canal. Nevertheless, the port activity is no longer operating, and for about 30 years, the main part of this area has never changed. This gives to the place a very strange atmosphere, as if time stood still. The other districts of the city that are at times visible from the port increase the feeling of a specific place, isolated from the rest of the town.
 

A406 – NORTH CIRCULAR ROAD

 
FR/ Catalogue du Mois de la Photo à Paris 2008, Actes Sud/Maison Européenne de la Photographie, pp. 74-75
Ce sont généralement des noms de lieux qui définissent les séries photographiques de Benoît Grimbert.
S’il leur a préféré ici un simple nom de route : A406, North Circular Road, c’est parce qu’il joue explicitement la fonction d’identifiant territorial, celui de la périphérie nord de Londres. Ici, la route fait office de fil conducteur, apparaissant ou disparaissant indifféremment, pour laisser se dessiner la ville à sa marge.
Également nommée, pour sa plus grande partie, «North Circular Road», la route A406 constitue la section nord du «deuxième» périphérique londonien. Artère principale reliant l’ouest et l’est du Grand Londres, elle recouvre un tracé existant depuis les années 20, et s’est petit à petit transformée en une quasi autoroute. L’abandon partiel d’un ambitieux programme d’urbanisme établi à la fin des années 60 a contribué à en faire, aujourd’hui encore, une route de qualité très hétérogène. Corrélativement, une grande variété de types d’environnement urbain la qualifie clairement comme une route périphérique, semblable à toutes celles que l’on retrouve au niveau de la grande couronne des mégapoles contemporaines. Emblème de la ville générique et de la mondialisation des formes urbaines, cette route n’en est pas moins porteuse d’une identité, d’ordre territorial et culturel. C’est dans l’écart entre ces deux pôles que Benoît Grimbert s’est situé : figurer un objet à la fois universel et singulier.
Cette série a été réalisée de novembre 2006 à mars 2007. Parcourue principalement à pied, la route se présente ici sous la forme d’une séquence restituant un ordre géographique selon une orientation est-ouest.
 
EN/ Catalog of the Mois de la Photo à Paris 2008, Actes Sud/Maison Européenne de la Photographie
It is usually place names that defines the photographic series by Benoit Grimbert. Or as he prefers here, it could be the simple name of a road : A406, North Circular Road, because it plays an explicit function of territorial identification, that of the northern outskirts of London. Here, the road serves as a guideline, appearing and disappearing indiscriminately, to let the city emerge at its margin.
Also known for most of its length as the «North Circular Road», the A406 constitutes the northern section of London’s second ring road (Ringway 2). As the principal artery linking the east and west of Greater London, this road follows a path existing since the 1920s and has transformed itself little by little (mostly in the eastern and northern sections) into a quasi-highway. An ambitious urban progamme established in the late 1960s was partially abandoned and contributed in creating what is even today a route of a highly incongruous quality.
Correlatively, the great variety of urban environments (industrial and commercial zones, community garden plots, residential neighbourhoods of contrasting social levels) along the A406 clearly qualifies it as a ring road, similar to those one finds encircling many contemporary metropolises. Emblematic of the generic city and of the globalization of urban forms and their ongoing transformation, this road represents no less than both a territorial and cultural identity. This photographic project is situated in the internal between these two poles, representing simultaneously a unique yet universal object.
This series was created during five separate trips to England, from November 2006 through March 2007. Travelled and photographed along its length essentially on foot, the A406 is presented here in the form of a sequence departing in a East-West geographical orientation.
 
Julie Cortella, notice de l’exposition à l’ENSA Paris-Malaquais (2008)
A la fin des années 1960 Douglas Huebler, représentant du mouvement appelé photoconceptualisme, développa, parmi d’autres séries, celle des Duration Pieces. La photographie empruntait là son aspect conceptuel de l’obéissance à un protocole précis de prise de vue, fixé selon une mesure non pas spatiale, mais temporelle. Photographier, pour la Duration Piece # 4, Bradford, Massachussetts par exemple, une aire de jeu et les enfants qu’elle accueille à intervalles de temps réguliers ou non, dans tous les cas selon un programme établi indépendamment du sujet à photographier et appliqué avec une précision horlogique. Le point de vue se déplace ainsi non pas dans l’espace, mais dans le temps. L’exposition des clichés ne pouvait en cela se concevoir sans la présentation simultanée du protocole qui avait donné lieu aux images produites. La découpe du temps sous la forme de la mesure de la durée devait assumer la fonction d’une véritable carte ou le visible trouverait à se localiser.
Gageons que le tracé de la North Circular Road de Londres joue pour Benoît Grimbert un rôle similaire à celui de la carte temporelle pour Douglas Huebler. Il vient endosser le rôle d’un paysage rendu abstrait par sa seule fonction : la réduction des temps de parcours. La fluidité que vise toute «circulation» idéale préexiste au dessin de la route et projette ses exigences sur l’existant. La vitesse est son horizon, à la fois point de vue et point de fuite. A cette abstraction des flux temporels quantifiés, la photographie vient opposer son action de stoppage et proposer sa capacité de stockage.
Les bords du cadre sont tranchants, ils opèrent une découpe ou une trouée dans le paysage qui fuit de tous côtés, brouillé par le mouvement. Ils stoppent l’écoulement du temps que la voie à grande vitesse métaphorise littéralement, à savoir, selon l’étymologie du terme, transporte. Stoppant le flux, la photographie le contient comme mémoire, l’organise, en propose une modalité de stockage. Ces différents modes, nous les nommons images ; ils fabriquent en réalité un lieu (topos), prélevé sur les nécessités de l’urbanisme contemporain.
La photographie est ici le terme qui identifie l’image au lieu qu’elle fabrique. Elle est le siège de cette opération d’identification, le temps nécessaire à ce processus. C’est notamment ainsi, en tant que modalité d’agencement mémoriel, que la photographie peut, à l’instar de l’architecture, se déposer en trace d’une expérience spatiale et constituer un outil architectural.
 
Natalie Hegert, Interview with Benoit Grimbert, Artslant
 
 

NORMANDIE

 
David Benassayag, Normandie pittoresque, Silvana Editoriale, Milan (IT), 2009
La Normandie, fortement touchée par les destructions de la Seconde Guerre mondiale, fut un territoire important de la Reconstruction qui s’étend de la période de guerre jusqu’à la fin des années 1950 au moins (1). Ce mouvement, inédit dans l’histoire urbaine, a consisté en une véritable reconfiguration de la ville et du bâti ancien. Au-delà des grands ensembles qui en sont partiellement issus, la Reconstruction en Normandie et en France fut d’abord une mise à plat des questions d’urbanisme et d’architecture, dont les hésitations ou les partis pris se retrouvent par strates dans le paysage urbain d’aujourd’hui.
En 2005, Benoit Grimbert a parcouru la Normandie sur une période de six mois (2), guidé par le répertoire des sites établi dans les années 1950 par le ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme (MRU), dont certains avaient été en leur temps photographiés (3). Pour autant, il ne s’agissait en rien d’une reconduction, mais bien de s’attacher aux paysages urbains contemporains. Le travail de Benoit Grimbert ne porte donc pas sur des bâtiments emblématiques de cette période, ni même sur l’architecture. Il traite de la présence, évidente ou discrète, de la Reconstruction à travers le territoire normand, des villages aux capitales régionales.
Une telle entreprise implique la prise en considération d’une réalité historique visible, sans la présenter de manière spectaculaire. En extension – quelque huit cents photographies réalisées –, elle propose des documents à qui sait les interpréter ; sous forme d’œuvres choisies, elle est accessible à chacun, dans son principe et ses variations, ne serait-ce que par les questions qu’elle pose. Ce travail illustre bien la mémoire d’un passé qui n’est sans doute pas ressenti comme devant être conservé.
On pourrait expliquer ce fait par l’absence de qualité de cet urbanisme, et on aurait tort, quoiqu’on en pense ; tant il est vrai que le souci de préservation se porte aujourd’hui sur des objets autrement plus dérisoires. Plus simplement, il semble qu’on regarde moins ce qui fait partie de notre environnement immédiat et se confond avec un usage ; ce qui du reste pourrait être le signe d’une
« bonne » architecture, appelée à se fondre dans le paysage, une fois passé le temps de la nouveauté. À moins, enfin, que cette méconnaissance ne soit le symptôme d’un double oubli : d’une certaine réalité de la Seconde Guerre mondiale, qui cadre mal avec le récit national – la Normandie, zone occupée, fut massivement bombardée, et parfois sans discernement, par les Alliés ; d’une certaine continuité, de part et d’autre de la guerre, dans le domaine de l’urbanisme comme dans d’autres, entre la République et le régime de Vichy – ce projet moderne de l’État organisateur, pour le meilleur et le pire.
Le « style documentaire (4) » de Benoit Grimbert ne décalque pas in abstracto celui de ses grands inventeurs, car il s’applique à un territoire précis. Si les cadrages à hauteur de regard, l’égalité de distance, la luminosité constante, le rattacheraient authentiquement à cette tradition, l’absence de frontalité et la mise en contexte, non dogmatiques, l’en éloigneraient plutôt ; les obliques qui structurent les images, les pleins et les vides qu’elles mettent en rapport, ainsi que les éléments
– églises, grands ensembles, maisons de différents types, espaces « libres » ou construits – qu’elles associent s’opposent aux notions de typologie ou même de recensement.
Néanmoins, le choix d’un dispositif de prise de vues constant, aux fins de congédier des effets de subjectivité, met l’accent sur la notion de série. Le premier plan – rue ou route en général – tient l’objet à distance, ou plus exactement, forme une espèce de promontoire à partir duquel apparaît une structure urbaine, en « feuilleté » ou en contraste. Les voitures sont là comme des témoins pas vraiment gênants des habitants ou des passants, qu’on aperçoit dans quelques images.
Benoit Grimbert n’invite ni à une narration ni à une sociologie. La répétition qu’il module suggère un quotidien suffisamment neutre pour que chacun y vive sa vie comme l’insistance sourde de l’histoire sociale dans laquelle les individus sont pris.
1-Voir Danièle Voldman, La Reconstruction des villes françaises de 1940 à 1954. Histoire d’une politique, Paris, L’Harmattan, 1997. Pour un éclairage sur la Reconstruction en Normandie, voir le texte de François Laisney dans Benoit Grimbert, Normandie. Paysages de la Reconstruction, Le Point du Jour, Cherbourg-Octeville 2005, et celui de Didier Mouchel dans Henri Salesse. Enquêtes photographiques. Rouen, 1951 et Petit Quevilly, 1952, Plouha, GwinZegal, 2008.
2- À l’invitation du Centre régional de la photographie de Cherbourg-Octeville, devenu Le Point du Jour, et du Pôle Image Haute-Normandie (Rouen).
3- Quelques-unes de ces images sont reproduites dans Benoit Grimbert, Normandie. Paysages de la Reconstruction, op. cit. D’autres font l’objet d’un diaporama dans l’exposition présentée par le musée des Beaux-Arts de Caen.
4- Sur cette notion, voir Olivier Lugon, Le Style documentaire. D’August Sander à Walker Evans, 1920-1945, Macula, Paris, 2004.
 
Didier Mouchel, Normandie, paysages de la Reconstruction. Une résidence d’artiste du photographe Benoit Grimbert, L’Album de la Reconstruction, Musée de Louviers, 2006, pp. 59-63
L’idée d’une résidence photographique sur le thème de la Reconstruction des villes de Normandie après la Seconde Guerre Mondiale correspond, outre l’implantation de nos centres photographiques en Haute et Basse-Normandie, à notre projet commun de parcourir la notion de territoire. Cette notion prend ici tout son sens quand, particulièrement touché par ce conflit au point d’en porter aujourd’hui les stigmates, notre région a connu de profonds bouleversements de ses sites et paysages, particulièrement dans les villes. La Reconstruction apparaît dans l’espace urbain comme une strate du paysage, un moment fort par rapport auquel la ville semble se réfléchir. Ceci est particulièrement visible après cinquante années d’existence de ces espaces urbains qui nécessitent aujourd’hui réfection ou requalification.
Avec le photographe Benoît Grimbert, il ne s’agissait pas de réaliser un travail technique ou documentaire sur la reconstruction en Normandie, mais bien plutôt d’opérer une approche formelle et sensible des territoires reconstruits à partir d’une visée documentaire que justifie l’aspect descriptif de la photographie. Celle-ci, chez Benoît Grimbert particulièrement, comme chez beaucoup des tenants actuel du renouveau de la photographie documentaire, répond à la nécessité de confronter le réel au cadre et à la composition par l’enregistrement ordonné d’espaces choisis pour leur répétition ou leur forte présence d’une ville à l’autre. Moins focalisé sur l’objet architectural reconstruit que sur la manière dont il s’ordonne aux autres strates de la ville, la proposition artistique et photographique de Benoît Grimbert invite ainsi à découvrir des tableaux urbains débarrassés d’emphase ou d’anecdote. Un parti pris de neutralité domine cet ensemble photographique avec l’homogénéité de la lumière, les prises de vue réalisées à hauteur d’œil depuis la rue et la présence du sol comme liaison entre les différents espaces.
La question de l’équilibre entre urbanisme et architecture, si cruciale à l’époque de la Reconstruction en France avec l’importance des réseaux de circulation, des remembrements ou des choix architecturaux collectifs ou individuels, trouve dans ces photographies toute sa justification. Longtemps considérée «sans qualité» architecturale, cette reconstruction des villes normandes pour modeste et discrète qu’elle soit, malgré les exemples majeurs que constituent Le Havre, Caen, Saint-Lô ou Caudebec-en-Caux, illustre l’incidence du politique et des contraintes extérieures sur les préoccupations formelles. Le «style» de la Reconstruction traduit la mainmise du pouvoir politique centralisé du Ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme (1944-1958) sur les schémas administratifs et techniques qui ont conduit à une certaine uniformité (rejet du modernisme au profit du régionalisme, prédominance des réseaux techniques, etc.). Malgré cela, l’imbrication des formes et des espaces, si propices aux constructions photographiques et aux démonstrations visuelles, est aujourd’hui l’enjeu d’une reconnaissance patrimoniale ; le classement récent de la ville du Havre sur la liste de l’UNESCO en est un bon exemple. Ce travail espère attirer l’attention sur ce patrimoine encore ignoré. L’apport d’un artiste est souvent celui d’un éclaireur, il focalise un sujet pour le donner à voir et la forme choisie vaut comme signification.
 
 

VERSO

 
Julie Cortella, La lettre de l’Imagier n°32 (publiée à l’occasion de l’exposition à l’ARDI, Caen)
Une contradiction interne aux photographies – ambiguïté d’où elles procéderaient – nous a poussé
à adopter, pour l’analyse et en guise de mise en forme, le mode dramatique. Cela afin d’user de la fonction qu’il eut à son origine dans la tragédie grecque : celle de mettre au clair, par son expression (la mise au dehors de l’oppressant), un conflit interne au corps de la cité. L’affrontement, qui se moulait au canevas de l’agon, était destiné, à défaut de pouvoir résoudre la discorde, à formuler, à purger le dicible de l’inexprimable. Tel fut notre espoir lorsque nous avons vu entrer en scène l’homme d’église et l’homme public.
L’évêque – «Suggérons l’analogie suivante : entre l’église et le lieu d’exposition. L’église abrite des tableaux, ceux de la passion du Christ, destinés à fortifier la croyance des fidèles. Le lieu d’exposition contemporain accueille des objets, des images ; on les agence en fonction du dispositif spatial imposé par les lieux, et cela de manière à donner à chaque élément une présence pleine, seul et en relation avec les autres. Ce que cet agencement fortifie, ceci est délibérément laissé à l’aléatoire des lectures, des visites, des visitations, des…
Et cet emblème sacré qu’ils ont tous deux pour vocation d’abriter, c’est par l’artiste désormais qu’elle entre. Il s’en fait le porte-parole, le représentant même, jusqu’à parfois l’incarner. Et je cite : « vous ne pourrez jamais rien consacrer qui ne rassemble dans l’effroi qu’il provoque : la mise à mort » et j’ajouterais : dont l’artiste porte le deuil. Mais laissons cela. Il suffit de repérer, dans la photographie, l’objet qui en constitue le paradigme. Pour moi ce sont les autels, lesquels comme vous le savez, désignaient à l’origine les supports placés sur la table des sacrifices, où l’on brûlait les entrailles de l’animal consacré.»
BK – «En fait d’objet, il faudrait donc dire l’absence d’objet, puisqu’il supporte un devenir signe. L’autel d’accord, mais les automobiles alors aussi ? Profilées pour la vitesse, signaux pour la couture du désir et de la mort ? Et le temps de la photographie est la seule visibilité que peut espérer avoir ce point de suture : une quasi-couleur, quelque chose comme un gris très métallique. Cet éclat atomique n’a jamais besoin de se hisser au regard, car, au contraire, elle le rend possible.
Ce n’est en réalité qu’un condensé de lumière, une illumination soudaine, brève et extrêmement intense, qui a saturé son support d’impression ; et c’est la première chose vue, sur ou à partir de laquelle nous nous exprimons, sans le savoir ; cet insu prévient de l’obscurité que porte le visage brûlé de la dépouille, l’endroit qui doit resté caché.
Comme à Versailles. Sans eux, sans ces dos qui cachent la perspective naissante à leur endroit, vous ne verriez rien. Ils disent l’encadrement fatal dont ils veulent comme repousser les bords. Ce n’est du reste pas un hasard s’ils occupent le point depuis lequel le plan du jardin a pris sa symétrie :
la chambre du roi. La focale. Le Cache. Sas lui le regard n’existerait pas.
Il ne nous est pas possible de mener le débat jusqu’à son terme. Il est sans fin, et reste confuse et double la voix que soulève la photographie, une voix venue du réel flairant le sang d’une fiction sans images.»
 
Julie Cortella (d’après), Portraits de dos à Versailles, ou les miroirs de l’infini, Urbanisme n°324, mai-juin 2002
« Tout fait retour au miroir. » Henri Michaux

Et pourquoi pas de face les portraits ? Pour ne pas cacher ce qu’ils montrent.
Pour ne pas montrer ce qu’ils cachent.
Le paysage ? On ne sait pas ce que tous ces gens regardent.
Non. On sait seulement ce qu’ils voient. Versailles ou approchant. Ou bien son image.
Il faudrait pouvoir voir derrière.
C’est un point qui a été décidé comme symbolique. On le nomme le point d’infini, une contradiction dans les termes, un symbole, l’intersection de deux axes… Cela vient du tracé du jardin dont le plan de référence est le ciel. Nous sommes ici à l’intersection de plusieurs plans formés chacun du croisement de deux axes : l’axe du roi et de celui du soleil.
À Versailles, le soleil roi n’est envisageable qu’avec et par le Roi-Soleil. On ne peut dire oui à la centralité du soleil que depuis la place du Roi-Soleil et tout le jardin figure précisément l’identité des deux termes. Identité de l’inversion. Si l’on regarde le plan du jardin, il est scientifiquement incohérent, voire scientifiquement totalement faux. Le bassin de l’hiver, époque où les jours augmentent, où donc le soleil monte, devrait être placé à l’est, il est à l’ouest. De même et inversement, le bassin de l’automne, saison où le soleil décline, où les jours diminuent, devrait être placé à l’ouest, il est à l’est. Le jardin est conçu comme le miroir du ciel et c’est précisément l’opération de Le Nôtre qui fonde la métaphore, réfléchit le ciel en inversant les points cardinaux.
À Versailles, la règle de l’identité n’est pas le calque mais l’inversion. Tout se remet dans l’ordre à la condition de regarder le jardin depuis la place du roi : la chambre du roi et tous les points en alignement de cette chambre fusionnent en ce point d’infini. La chambre du roi est le point de passage à la transformation du soleil roi en Roi-Soleil. Point de passage à l’inversion. C’est alors que la photographie prend une place décisive. L’effet de réel dont elle est l’outil est lui aussi soumis à cette règle de l’inversion, elle-même calquée sur le mécanisme naturel de la vision.
Le photographe se prendrait-il pour un monarque absolu ? Non. Mais il ne peut recueillir l’image qu’à ce point où tout s’inverse. C’est qu’il est double, et sa structure psychique est voisine de celle d’un appareil photographique. Orientation des corps par rapport à l’axe rectiligne de prolongement du point d’infini — qui est la perspective ; corps toujours en léger décalage par rapport à cet axe ; le style vestimentaire, remarquez les couleurs, les motifs ; les cheveux, remarquez leur coupe, leur couleur aussi et leur aspect. Tout cela révèle le paysage caché derrière. Derrière qui ?
 
Gilles Boussard, La lettre de l’Imagier n°32, Photographies millefeuille (publiée à l’occasion de l’exposition à l’ARDI, Caen)

«L’art n’est jamais un document mais il peut en adopter le style.» Walker Evans, 1917.
«Le photographe (…) devrait faire une histoire et un sens là ou les autres ne voient que des cailloux.» Olivier Lugon, 2002.
Aussi fortes soient les images de Benoît Grimbert par leur séduction, elles n’en sont pas moins des interrogations. En faisant référence à Roland Barthes, on peut dire que, généralement, l’image est regardée et surtout appréciée pour les qualités esthétiques de la chose photographiée ; la photographie elle-même étant négligée. Benoît Grimbert force la nature en choisissant des objets prétextes décalés, les installant dans des compositions telle qu’il nous implique dans l’image. L’angle de prise de vue, non convenu, le traitement délicat de la couleur et la lumière douce, le jeu du contraste et de la notion d’échelle, l’agencement des plans, le rapport à l’œuvre d’art, ces composants de l’image deviennent l’essentiel et posent question.
Vérifions-le dans la série Verso.
A l’image de Jean-Charles Langlois plaçant son appareil sur une plate-forme afin de capter, sous forme de panorama, le théâtre du champ de bataille, Benoît Grimbert s’installe dans le décors paysagé du pouvoir aristocrate, dans ces paysages imaginés que sont les jardins de Versailles. Surplombant le parc, il va démultiplier nos sensations jouant de la plongée et usant de la ligne d’horizon.
Les différents jeux d’échelles nous poussent vers des mondes ludiques et dans l’imaginaire du modélisme. Malgré notre fascination, notre œil toujours cherche à rétablir l’ordre.
Pour justement le mettre à l’épreuve, dans chaque vue, s’impose au premier plan un personnage de dos. Il obture en grande partie l’image, incongru mais indispensable. Situation troublante, nous regardons ensemble dans la même direction. Il nous entraîne ainsi à travers une habile mise en scène. L’image est la plus forte.
Dans d’autres séries de son travail, le procédé diffère mais poursuit les mêmes objectifs. Le point de fuite de la perspective placé au centre du format carré et la frontalité appuyée de chaque image permettent de penser à une configuration dite à «vol d’oiseau». Ces photographies ne procèdent pas de cet angle de prise de vue mais, de par leur composition, elles proposent à notre œil une frontalité cousine de la vue aérienne. Ce type de vue sollicitant fortement la vision, on est en présence de photographies qui, par l’interrogation de leurs formes et leur contenu, entraîne un décalage savoureux parce que non convenu.
Le panorama puis la vue aérienne transforment le monde en spectacle. Ces images, souvent séduisantes donnent à voir la planète. Manipulant le temps, la lumière, les échelles, Benoît Grimbert recherche une meilleure compréhension du territoire en posant un nouveau regard sur «le paysage».
 
 
Paysages en devenir, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2012. Ouvrage collectif, sous la direction de Fabienne Costa et Danièle Méaux. Entretien avec Danièle Méaux : « Le palimpseste du tissu urbain » (pp. 61-67).