Julie Cortella (d’après), Portraits de dos à Versailles, ou les miroirs de l’infini, Urbanisme n°324, mai-juin 2002

« Tout fait retour au miroir. » Henri Michaux
 
Et pourquoi pas de face les portraits ? Pour ne pas cacher ce qu’ils montrent.
Pour ne pas montrer ce qu’ils cachent.
Le paysage ? On ne sait pas ce que tous ces gens regardent.
Non. On sait seulement ce qu’ils voient. Versailles ou approchant. Ou bien son image.
Il faudrait pouvoir voir derrière.
C’est un point qui a été décidé comme symbolique. On le nomme le point d’infini, une contradiction dans les termes, un symbole, l’intersection de deux axes… Cela vient du tracé du jardin dont le plan de référence est le ciel. Nous sommes ici à l’intersection de plusieurs plans formés chacun du croisement de deux axes : l’axe du roi et de celui du soleil.
À Versailles, le soleil roi n’est envisageable qu’avec et par le Roi-Soleil. On ne peut dire oui à la centralité du soleil que depuis la place du Roi-Soleil et tout le jardin figure précisément l’identité des deux termes. Identité de l’inversion. Si l’on regarde le plan du jardin, il est scientifiquement incohérent, voire scientifiquement totalement faux. Le bassin de l’hiver, époque où les jours augmentent, où donc le soleil monte, devrait être placé à l’est, il est à l’ouest. De même et inversement, le bassin de l’automne, saison où le soleil décline, où les jours diminuent, devrait être placé à l’ouest, il est à l’est. Le jardin est conçu comme le miroir du ciel et c’est précisément l’opération de Le Nôtre qui fonde la métaphore, réfléchit le ciel en inversant les points cardinaux.
À Versailles, la règle de l’identité n’est pas le calque mais l’inversion. Tout se remet dans l’ordre à la condition de regarder le jardin depuis la place du roi : la chambre du roi et tous les points en alignement de cette chambre fusionnent en ce point d’infini. La chambre du roi est le point de passage à la transformation du soleil roi en Roi-Soleil. Point de passage à l’inversion. C’est alors que la photographie prend une place décisive. L’effet de réel dont elle est l’outil est lui aussi soumis à cette règle de l’inversion, elle-même calquée sur le mécanisme naturel de la vision.
Le photographe se prendrait-il pour un monarque absolu ? Non. Mais il ne peut recueillir l’image qu’à ce point où tout s’inverse. C’est qu’il est double, et sa structure psychique est voisine de celle d’un appareil photographique. Orientation des corps par rapport à l’axe rectiligne de prolongement du point d’infini — qui est la perspective ; corps toujours en léger décalage par rapport à cet axe ; le style vestimentaire, remarquez les couleurs, les motifs ; les cheveux, remarquez leur coupe, leur couleur aussi et leur aspect. Tout cela révèle le paysage caché derrière. Derrière qui ?