Julie Cortella La lettre de l’Imagier n°32 (publiée à l’occasion de l’exposition à l’ARDI, Caen)

Une contradiction interne aux photographies – ambiguïté d’où elles procéderaient – nous a poussé
à adopter, pour l’analyse et en guise de mise en forme, le mode dramatique. Cela afin d’user de la fonction qu’il eut à son origine dans la tragédie grecque : celle de mettre au clair, par son expression (la mise au dehors de l’oppressant), un conflit interne au corps de la cité. L’affrontement, qui se moulait au canevas de l’agon, était destiné, à défaut de pouvoir résoudre la discorde, à formuler, à purger le dicible de l’inexprimable. Tel fut notre espoir lorsque nous avons vu entrer en scène l’homme d’église et l’homme public.
L’évêque – «Suggérons l’analogie suivante : entre l’église et le lieu d’exposition. L’église abrite des tableaux, ceux de la passion du Christ, destinés à fortifier la croyance des fidèles. Le lieu d’exposition contemporain accueille des objets, des images ; on les agence en fonction du dispositif spatial imposé par les lieux, et cela de manière à donner à chaque élément une présence pleine, seul et en relation avec les autres. Ce que cet agencement fortifie, ceci est délibérément laissé à l’aléatoire des lectures, des visites, des visitations, des…
Et cet emblème sacré qu’ils ont tous deux pour vocation d’abriter, c’est par l’artiste désormais qu’elle entre. Il s’en fait le porte-parole, le représentant même, jusqu’à parfois l’incarner. Et je cite : « vous ne pourrez jamais rien consacrer qui ne rassemble dans l’effroi qu’il provoque : la mise à mort » et j’ajouterais : dont l’artiste porte le deuil. Mais laissons cela. Il suffit de repérer, dans la photographie, l’objet qui en constitue le paradigme. Pour moi ce sont les autels, lesquels comme vous le savez, désignaient à l’origine les supports placés sur la table des sacrifices, où l’on brûlait les entrailles de l’animal consacré.»
BK – «En fait d’objet, il faudrait donc dire l’absence d’objet, puisqu’il supporte un devenir signe. L’autel d’accord, mais les automobiles alors aussi ? Profilées pour la vitesse, signaux pour la couture du désir et de la mort ? Et le temps de la photographie est la seule visibilité que peut espérer avoir ce point de suture : une quasi-couleur, quelque chose comme un gris très métallique. Cet éclat atomique n’a jamais besoin de se hisser au regard, car, au contraire, elle le rend possible.
Ce n’est en réalité qu’un condensé de lumière, une illumination soudaine, brève et extrêmement intense, qui a saturé son support d’impression ; et c’est la première chose vue, sur ou à partir de laquelle nous nous exprimons, sans le savoir ; cet insu prévient de l’obscurité que porte le visage brûlé de la dépouille, l’endroit qui doit resté caché.
Comme à Versailles. Sans eux, sans ces dos qui cachent la perspective naissante à leur endroit, vous ne verriez rien. Ils disent l’encadrement fatal dont ils veulent comme repousser les bords. Ce n’est du reste pas un hasard s’ils occupent le point depuis lequel le plan du jardin a pris sa symétrie :
la chambre du roi. La focale. Le Cache. Sas lui le regard n’existerait pas.
Il ne nous est pas possible de mener le débat jusqu’à son terme. Il est sans fin, et reste confuse et double la voix que soulève la photographie, une voix venue du réel flairant le sang d’une fiction sans images.»