David David Benassayag, Normandie pittoresque, Silvana Editoriale, Milan (IT), 2009

La Normandie, fortement touchée par les destructions de la Seconde Guerre mondiale, fut un territoire important de la Reconstruction qui s’étend de la période de guerre jusqu’à la fin des années 1950 au moins (1). Ce mouvement, inédit dans l’histoire urbaine, a consisté en une véritable reconfiguration de la ville et du bâti ancien. Au-delà des grands ensembles qui en sont partiellement issus, la Reconstruction en Normandie et en France fut d’abord une mise à plat des questions d’urbanisme et d’architecture, dont les hésitations ou les partis pris se retrouvent par strates dans le paysage urbain d’aujourd’hui.
En 2005, Benoit Grimbert a parcouru la Normandie sur une période de six mois (2), guidé par le répertoire des sites établi dans les années 1950 par le ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme (MRU), dont certains avaient été en leur temps photographiés (3). Pour autant, il ne s’agissait en rien d’une reconduction, mais bien de s’attacher aux paysages urbains contemporains. Le travail de Benoit Grimbert ne porte donc pas sur des bâtiments emblématiques de cette période, ni même sur l’architecture. Il traite de la présence, évidente ou discrète, de la Reconstruction à travers le territoire normand, des villages aux capitales régionales.
Une telle entreprise implique la prise en considération d’une réalité historique visible, sans la présenter de manière spectaculaire. En extension – quelque huit cents photographies réalisées –, elle propose des documents à qui sait les interpréter ; sous forme d’œuvres choisies, elle est accessible à chacun, dans son principe et ses variations, ne serait-ce que par les questions qu’elle pose. Ce travail illustre bien la mémoire d’un passé qui n’est sans doute pas ressenti comme devant être conservé.
On pourrait expliquer ce fait par l’absence de qualité de cet urbanisme, et on aurait tort, quoiqu’on en pense ; tant il est vrai que le souci de préservation se porte aujourd’hui sur des objets autrement plus dérisoires. Plus simplement, il semble qu’on regarde moins ce qui fait partie de notre environnement immédiat et se confond avec un usage ; ce qui du reste pourrait être le signe d’une « bonne » architecture, appelée à se fondre dans le paysage, une fois passé le temps de la nouveauté. À moins, enfin, que cette méconnaissance ne soit le symptôme d’un double oubli : d’une certaine réalité de la Seconde Guerre mondiale, qui cadre mal avec le récit national – la Normandie, zone occupée, fut massivement bombardée, et parfois sans discernement, par les Alliés ; d’une certaine continuité, de part et d’autre de la guerre, dans le domaine de l’urbanisme comme dans d’autres, entre la République et le régime de Vichy – ce projet moderne de l’État organisateur, pour le meilleur et le pire.
Le « style documentaire (4) » de Benoit Grimbert ne décalque pas in abstracto celui de ses grands inventeurs, car il s’applique à un territoire précis. Si les cadrages à hauteur de regard, l’égalité de distance, la luminosité constante, le rattacheraient authentiquement à cette tradition, l’absence de frontalité et la mise en contexte, non dogmatiques, l’en éloigneraient plutôt ; les obliques qui structurent les images, les pleins et les vides qu’elles mettent en rapport, ainsi que les éléments
– églises, grands ensembles, maisons de différents types, espaces « libres » ou construits – qu’elles associent s’opposent aux notions de typologie ou même de recensement.
Néanmoins, le choix d’un dispositif de prise de vues constant, aux fins de congédier des effets de subjectivité, met l’accent sur la notion de série. Le premier plan – rue ou route en général – tient l’objet à distance, ou plus exactement, forme une espèce de promontoire à partir duquel apparaît une structure urbaine, en « feuilleté » ou en contraste. Les voitures sont là comme des témoins pas vraiment gênants des habitants ou des passants, qu’on aperçoit dans quelques images.
Benoit Grimbert n’invite ni à une narration ni à une sociologie. La répétition qu’il module suggère un quotidien suffisamment neutre pour que chacun y vive sa vie comme l’insistance sourde de l’histoire sociale dans laquelle les individus sont pris.
1-Voir Danièle Voldman, La Reconstruction des villes françaises de 1940 à 1954. Histoire d’une politique, Paris, L’Harmattan, 1997. Pour un éclairage sur la Reconstruction en Normandie, voir le texte de François Laisney dans Benoit Grimbert, Normandie. Paysages de la Reconstruction, Le Point du Jour, Cherbourg-Octeville 2005, et celui de Didier Mouchel dans Henri Salesse. Enquêtes photographiques. Rouen, 1951 et Petit Quevilly, 1952, Plouha, GwinZegal, 2008.
2- À l’invitation du Centre régional de la photographie de Cherbourg-Octeville, devenu Le Point du Jour, et du Pôle Image Haute-Normandie (Rouen).
3- Quelques-unes de ces images sont reproduites dans Benoit Grimbert, Normandie. Paysages de la Reconstruction, op. cit. D’autres font l’objet d’un diaporama dans l’exposition présentée par le musée des Beaux-Arts de Caen.
4- Sur cette notion, voir Olivier Lugon, Le Style documentaire. D’August Sander à Walker Evans, 1920-1945, Macula, Paris, 2004.